vendredi 20 janvier 2012

Histoire d'un fleuve, partie 1

Un jour, le fleuve L amena un énorme débris à l’occasion d’une de ces crues de mars. La chose ne se déplaçait pas aussi vite que le courant, bien qu’elle avançât  d’amont en aval. Les troncs, les joncs arrachés, les planches et les masses blanches de polystyrène la doublaient.
La chose glissait lentement, coulait parfois pour réapparaître,  si bien que de très nombreux citoyens la virent passer. Elle était remarquable par sa couleur noire et brillante, légèrement rouge au soleil de midi. Elle était d'une rotondité affaissée comme la coque retournée d’un bateau, tantôt large de deux mètres tantôt affleurant à peine, réduite à une mince ligne humide.
Des oiseaux furent aperçus perchés à son sommet, les jours calmes. parfois des nuées de mouettes s'y attardaient pour une messe furieuse de charognards.
Elle disparut derrière la ville après quelques jours, sans doute pour aller se briser quelque part là où le débit du fleuve était moins surveillé, sous les branches aquatiques d'un viel aulne pourri.

C’est pendant cette période que la rue de Jan Ary et de M fut engloutie, en même temps que beaucoup d’autres le long des quais. Un matin donc, l’eau coupa la sortie de l’appartement de M et, malgré les conseils de ses voisins retraités, elle décida de sortir. Le jour était calme et frais, comme occupé à autre chose. Elle emprunta un canoë à quelqu’un qui en vendait.
Intimidée par les courants,  M fit plusieurs cercles dans l’eau, et sans pouvoir se stabiliser elle se retrouva quelque part au milieu de la L. L'eau était à la fois très calme et très agitée, comme si une énorme machinerie la brassait, régulièrement, au fond de son lit.
Alors elle heurta la chose du fleuve. Avec sa pagaie elle s’y accrocha, pour s'offrir un répit dans sa course.
La surface était élastique mais la rame s’y enfonçait un peu, y laissait une marque bien visible. Une eau très sombre s'en exsudait, comme si la chose était gorgée de sang. 
Sous l’eau, un œil mourant s’ouvrit de défit et de fureur, mais tout ce que M vit, c’est la forme grossir un peu plus. Et tout ce que M sentit, ce furent des sorte de nageoires ou de pattes griffer faiblement la coque.
Malgré les efforts que M fit pour rester auprès de la chose, elle s’en éloignait. Durant les quelques minutes où M suivi du regard le débris mou, il lui sembla qu'elle faisait exprès de garder une distance entre elle et le canoë, le plus de distance possible.

M rejoignit Jan en centre-ville, où de très nombreuses personnes s'affairaient à des tâches publiques. Il ne crut rien de son histoire mais vit en effet passer, très lentement, la chose noire dans l’eau.  

1 commentaire:

  1. Il est vrai que les fleuves sont toujours "plus intimes" que tous les océans ou d'autres mers. Je ne sais pourquoi ; je le sens comme ça... La proximité ? Le voisinage ? Peut-être, parce qu'au plus jeune de notre âge, nous buvons forcément l'eau d'une rivière ou d'autres Loire, en Somme ? Alors que l'Atlantique et autre paires de manches seront toujours imbuvables !
    Pour le fleuve, il suffit d'un pont et de se pencher au-dessus et regarder passer les étranges "formes" noires (ou pas) qui y circulent. Parions que ce sont nos jeunesses qui les hantent, toujours et à jamais... Bien à vous.

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